INDUSTRIELLE (ARCHITECTURE)

INDUSTRIELLE (ARCHITECTURE)
INDUSTRIELLE (ARCHITECTURE)

Les bâtiments industriels sont entrés, depuis la fin des années 1970, dans le champ d’investigation des historiens de l’architecture. Ceux-ci se sont interrogés sur les modalités de conception et les processus d’évolution de l’usine à l’ère de la révolution industrielle: en observant la période d’apparition du machinisme, on allait voir naître une nouvelle rationalité de l’architecture, et émerger les principes du fonctionnalisme. Un débat s’est alors instauré, et il se poursuit aujourd’hui, sur le rôle qu’a joué et que joue encore l’architecture industrielle: l’usine comme matrice et lieu d’expérimentation de la modernité architecturale, ou l’usine comme pure enveloppe de machines de plus en plus complexes, et donc architecture inerte et strictement asservie à la production? L’usine n’a sans doute mérité ni cet excès d’honneur ni cette indignité; elle a évolué à l’intérieur d’un double système, celui du climat général de l’architecture, et celui des contraintes de l’économie. Tantôt elle emprunte ses schémas d’organisation à des secteurs plus dynamiques, adoptant sous la pression de la nécessité une stratégie de bernard-l’ermite, et tantôt elle invente ses propres formes. Comme on pouvait s’y attendre, l’innovation est toujours venue des branches d’activité en pleine expansion: ainsi, c’est la fonderie de canons qui a créé l’usine néoclassique à pavillons symétriques et façades ordonnancées, au moment où les guerres avec l’Angleterre exigeaient une grosse production de pièces d’artillerie, dans un système fortement contrôlé par l’État. De même, à l’âge d’or du chemin de fer, la construction des locomotives a provoqué l’apparition de grandes halles à charpentes métalliques capables de porter les ponts roulants nécessaires à la manutention de ces grosses pièces. Mais il ne faut pas perdre de vue que la technicité des bâtiments devenait alors une donnée générale, touchant tous les programmes: les halles de Paris avec leurs réseaux souterrains complexes, les immeubles d’habitation traversés par des systèmes de circulation des fluides, les théâtres avec leur machinerie sophistiquée sont aussi «fonctionnels» que la halle des locomotives du Creusot.

Au début du XXe siècle, délivrée, grâce à l’électricité, des contraintes de la transmission de l’énergie, libérée par l’emploi du béton des problèmes de structure, l’usine, comme le silo ou le hangar d’aviation, a pris valeur de modèle universel. Mais cet épisode brillant de son histoire doit plus, en fin de compte, à la mise en œuvre de techniques nouvelles qu’à la dynamique propre de l’industrie. Après la Seconde Guerre mondiale, la reconstitution du parc industriel qui s’est déroulée dans des conditions économiques difficiles a entraîné la banalisation et l’appauvrissement des formes; et, aujourd’hui, l’évolution technologique accélérée, en imposant des schémas «flexibles», des structures démontables et des matériaux jetables, semble donner raison aux tenants d’une architecture industrielle asservie à la machine.

La proto-industrie: un bâti d’emprunt

Une contrainte pèse sur l’établissement industriel de l’âge classique: avoir à proximité une source d’énergie hydraulique, seule disponible à l’époque, et des matières premières. Les deux activités essentielles de l’Europe industrielle des Temps modernes, la métallurgie et le textile, sont étroitement dépendantes de ces nécessités: la «grosse forge» s’installe donc en pleine forêt, près d’un barrage qui régularisera un cours d’eau et garantira la fourniture d’une énergie constante, et à proximité du combustible, le charbon de bois, et du minerai. Les manufactures de drap s’implantent dans les ports de la Manche par où transitent les laines espagnoles, et les manufactures de tabac dans les ports de l’Atlantique.

À la logique de l’implantation correspond une stricte économie du bâtiment; on construit selon des pratiques et des moyens locaux éprouvés: la halle de stockage du minerai ressemble à une grange, et la forge rurale organise son plan d’ensemble comme une grande ferme. Les établissements urbains des drapiers ne se distinguent des maisons voisines que par leur «grenier-étente». Lorsque l’entreprise se développe, on a recours au modèle supérieur du même programme: de maison urbaine, la manufacture devient hôtel sur plan en U avec cour d’honneur et basse-cour, corps central et ailes (Sedan: le Dijonval, 1755; Abbeville: manufacture des Rames, 1709). La forge qui s’agrandit emprunte au château son plan général et ses schémas formels: ainsi, Buffon, naturaliste et fermier général, implante-t-il en Bourgogne (Montbard, 1776) un ensemble métallurgique où le haut fourneau est architecturé comme une chapelle seigneuriale, dont il occupe d’ailleurs la situation par rapport au logis du maître.

Quant à l’expression de la fonction de production des manufactures royales, elle est secondaire par rapport à leur rôle d’affirmation d’un pouvoir régalien, ainsi la manufacture de tabac de Séville (1728-1770), la manufacture de soie du roi de Naples, à Caserte, et la Monnaie de Paris (par Antoine, 1767) sont-elles de véritables palais urbains.

On retrouve la trace de ces incertitudes sémantiques dans les traités des spécialistes; en théoricien du «caractère», J. F. Blondel déplore cette indétermination: «Les manufactures de Sèvres et Abbeville peuvent servir de guide pour l’expression à donner à la décoration des façades des manufactures, encore doivent-elles leur célébrité plus à leur agrément et à leur utilité qu’à l’ordonnance de leur architecture, le caractère propre à chaque édifice étant la partie la plus négligée chez nous» (Cours, t. II, p. 339). En praticien de la construction, François Cointereaux s’accommode de cette situation et publie un ouvrage au titre significatif: Traité sur la construction des manufactures et des maisons de campagne (1791).

Cette absence de caractère propre permet d’ailleurs des réaffectations précoces: la fabrique de drap d’Elbeuf est convertie dès le XVIIIe siècle en résidence ducale, et le moulin à marée des forges d’Indret (par Touffaire, 1778) est transformé en chapelle après soixante ans de service actif.

Enfin, la manufacture peut emprunter son modèle à l’organisation villageoise: à la draperie de Villeneuvette à Clermont-l’Hérault, créée en 1678, les ateliers, les logements ouvriers et la chapelle sont distribués autour d’une place plantée autour d’une fontaine, où l’on pénètre par une porte de ville.

À la recherche d’une nouvelle rationalité technique: le temps des ingénieurs

La révolution industrielle anglaise provoque, dans ces deux domaines essentiels, celui de la métallurgie et celui du textile, l’apparition de nouvelles conceptions de l’espace de production: le textile mill (usine textile fonctionnant avec la force hydraulique), qui permet d’améliorer à la fois la transmission de l’énergie et la surveillance des travailleurs, consiste en un bloc de trois, quatre et bientôt six étages, long d’au moins dix travées et souvent de plus du double. Apparu à Derby (Lombe’s silk mill, 1718-1721), le modèle se répand rapidement dans tout le pays, se perfectionne (filatures Arkwright) et colonise toute l’Europe: l’Allemagne, la Suède, l’Autriche (Linz, 1722; Monshau, 1756; Augsbourg, 1770), l’Italie (au Piémont, Casella, après 1720; Colleona, après 1730) et bientôt les nouveaux États américains (Lowell, 1798). En France, le type apparaît à son point d’aboutissement après 1780, à Louviers (Cie Fontenay, 1784) puis à la manufacture de toiles imprimées Oberkampf, à Jouy-en-Josas (1793). La région de Mulhouse se couvre de ces grandes usines massives entre 1810 et 1830. Le modèle connaît des variantes liées à des technologies spécifiques: travail de la soie dans les Cévennes, travail du papier et, surtout, meuneries où le blé est traité par gravitation sur cinq étages. Les mills anglais, américains, français ou italiens sont complètement dépourvus d’ornement, seulement rythmés par une ordonnance régulière de grandes baies, sans aucune modénature. Il semble qu’en Europe centrale on ait un peu plus soigné le décor des textiles mills .

La métallurgie et la mine produisent un autre type de système rationnel: l’usine-ville, régie par les lois de l’urbanisme théorique, dont la référence est donnée par Ledoux pour les salines d’Arc-et-Senans (1781-1804), et pour un projet de forges qui s’organise comme une ville antique autour de l’intersection d’un cardo et d’un decumanus ; mais l’architecte, s’il a systématisé la composition, a disposé les hauts fourneaux aux angles du quadrilatère au mépris de l’organisation du travail.

Dans la réalité, ce sont les ingénieurs militaires et civils qui sont devenus les véritables acteurs de l’organisation de l’espace de production: P. Touffaire, ingénieur de la Marine, aux forges d’Indret (1778), au Creusot (1779), puis dans la région parisienne, L. Navier, J. Cordier ou L. Bruyère, ingénieurs des Ponts et Chaussées et professeurs à l’École, dressent les plans d’ensembles industriels, d’arsenaux, de fonderies «pour l’artillerie et le commerce», et d’usines diverses qui combinent la symétrie du plan avec la logique des postes de travail, la fonctionnalité des circulations avec l’élégance du parti architectural. Au Creusot, ou encore aux forges de Ruelle, en 1786, les ingénieurs ont conservé les schémas d’élévation hérités de l’architecture logistique (poudrières ou casernes) de Vauban. Mais, à partir de 1800, les élévations des ateliers s’organisent à partir de la répétition, en principe illimitée, de l’arcade en plein cintre, selon les méthodes de conception de L. N. Durand, professeur d’architecture de la nouvelle École polytechnique. Le modèle qui se constitue alors restera valide pour plus de quatre-vingts ans, en particulier pour les mines et l’industrie métallurgique. La muralité s’affirme, les toitures s’abaissent, perdent leur brisis et leurs croupes au profit d’un fronton-pignon éclairé par un oculus ou une demi-lune, et bientôt par une fenêtre serlienne. Vers 1830, le lanterneau se répand, système de ventilation autant que d’éclairement.

Au milieu du XIXe siècle apparaît un nouveau schéma d’organisation spatiale, lié à la généralisation de la vapeur, et aux nouvelles données techniques de la transmission de l’énergie: l’usine horizontale, constituée d’ateliers-halles en rez-de-chaussée; la combinaison de ce plan avec le système de l’éclairage zénithal donne naissance au comble asymétrique, le shed , dont le versant nord, vertical, est largement vitré. Pour la naissance de ce thème majeur de l’architecture industrielle, on retient habituellement la date de 1851, et le site de l’usine de Saltaire Mill près de Leeds, entreprise prestigieuse, construite par Henri Lockwood et William Mawson, architectes devenus célèbres dans la construction industrielle, et aménagée par l’ingénieur Fairbairn. Avec cette forme nouvelle, l’usine trouve son image pour plus d’un siècle: les affiches de Mai-68 schématiseront encore l’usine par une série de sheds associée à une cheminée, alors même que ces deux thèmes largement centenaires ont cessé d’être utilisés dans la construction industrielle; et si le plus récent bâtiment construit pour les usines Renault, en 1983 (C. Vasconi, architecte) reprend la silhouette du shed, c’est dans une optique purement symbolique puisque les performances du shed en matière d’éclairement n’y sont pas exploitées.

L’usine et la réforme sociale

L’usine-ville avec son système spatial autonome et rationnel devient dans les années 1820-1860 un des lieux privilégiés de l’utopie sociale. La cité idéale que Charles Fourier imagine dans Le Nouveau Monde industriel en 1829 reprend les propositions de l’Anglais Robert Owen qui, dès 1817, imaginait des villages coopératifs groupés autour de manufactures. L’établissement célèbre du Grand Hornu, en Belgique, commencé en 1822 par l’architecte Bruno Renard, est la plus aboutie et la plus romantique, dans sa conception, des productions de la pensée saint-simonienne. L’architecte reprend la forme en double exèdre qu’avait voulue Ledoux dans son premier projet pour Arc-et-Senans, et les cheminées aux angles du quadrilatère extérieur rappellent également la disposition des fourneaux dans les forges imaginées par Ledoux. Autre célèbre exemple de la pensée sociale, lui aussi exceptionnel: le familistère de Guise né à partir d’une petite fonderie familiale créée en 1846 par l’ouvrier Godin, et devenu en 1859 un «palais social» d’inspiration fouriériste, symbole de la coopération entre patrons et ouvriers. En fait, le familistère est plutôt un système de logement social qu’une utopie manufacturière: fours et ateliers sont complètement isolés du complexe d’habitations et des services collectifs. En définitive, l’utopie industrielle restée en suspens réapparaîtra plus tard dans les projets de cité industrielle de Tony Garnier, ou dans les usines vertes proposées par Le Corbusier et construites par des patrons hygiénistes.

Historicisme et éclectisme

On associe le plus souvent l’historicisme de l’architecture industrielle au triomphalisme manufacturier de la seconde moitié du XIXe siècle en convoquant comme témoin l’usine Motte-Bossut de Roubaix, le plus fameux «château de l’industrie ». C’est oublier l’antériorité anglaise de l’historicisme. Le palladianisme qui marque toute la production architecturale de l’Angleterre touche la construction industrielle d’outre-Manche dès 1760: à Soho, la forge de Mr. Boulton, dessinée par un architecte spécialisé dans la construction d’usines, B. Wyatt, adopte le plan d’une villa palladienne. En 1783, au Masson Mill de Cromford s’alignent des baies serliennes qui vont devenir un thème symbolique de l’industrie anglaise et américaine.

Le néogothique apparaît dans les mêmes années (1773: manufacture de glaces de Ravenhead, à trois nefs séparées par des arcs en tiers-point) et envahit progressivement toute l’Europe: forges, mines des années 1850, usines textiles urbaines ou rurales, ainsi la célèbre manufacture de tapisserie de Glasgow (1889-1892) dans le goût vénitien.

Le style à l’italienne connaît une grande vogue en Angleterre et aux États-Unis, en particulier dans le traitement des cheminées qui peuvent devenir campaniles vénitiens (voir le traité de Rawlinson: Boilers and Factories Chimneys , 1877), ou colonnes à l’antique (station de pompage des eaux, Louisville, Ky., États-Unis 1860). La France restera toujours en retrait, tandis que l’Europe du Nord et du Centre habille en baptistères ses gazomètres (Saltford, Grande-Bretagne, 1822; Trieste, 1864; Troy, États-Unis, 1873; Vienne; Berlin; Stockholm...) et déguise en forteresse médiévale les chevalements de mine (en Allemagne et en Pologne) et surtout les châteaux d’eau situés en milieu urbain. Mais par économie la référence romano-italienne se réduit souvent à un décor de petites arcatures sous la corniche, ou à un système de bandes lombardes, référence archéologique romane en même temps que contreforts.

À la fin du siècle, tandis que l’historicisme jette ses derniers feux, l’éclectisme robuste et triomphal de l’architecture publique commence à passer dans le bâti industriel, en particulier dans deux secteurs de pointe, les usines de production d’électricité et les établissements de produits alimentaires. L’architecture des expositions universelles donne le ton, ostentatoire, combinant les références: la majesté du siècle de Louis XIV, les fantaisies de l’Art nouveau et les éléments de l’architecture bourgeoise. La brasserie de Baltimore (1887) est un hybride de massivité militaire dans les parties basses et de fantaisie balnéaire dans les toitures. Le pilastre colossal, le dôme, le pavillon et le bossage rustique sont alors des thèmes les plus en faveur (Nantes, biscuiterie Lefèvre-Utile, 1909).

Les matériaux nouveaux

La construction industrielle n’a pas été le laboratoire d’expérimentation qu’on aurait pu croire: le fer, la brique, le béton sont apparus d’abord dans d’autres programmes; le fer dans les charpentes du Théâtre-Français dès 1787, le béton à Saint-Jean de Montmartre en 1894. Mais il est vrai cependant que l’industrie, par ses exigences techniques (incombustibilité, longues portées, résistance des planchers au poids des machines et aux vibrations), a participé indéniablement au perfectionnement de procédés déjà existants. En Angleterre, le métal apparaît pour la première fois dans l’usine au «textile mill» de Derby, en 1792: à la suite d’un incendie, le fils de l’entrepreneur Strutt reconstruit la filature familiale en employant des piles cruciformes en fonte, supportant des poutres de bois plâtrées et des voûtains de briques (la fonte, très résistante à la compression, ne pouvait être utilisée en tension). En 1796, C. Bage substitue aux pièces de bois horizontales (y compris aux linteaux des fenêtres) des éléments de fer pour la nouvelle filature de Shrewsbury; en 1799, des colonnes creuses remplacent les piles cruciformes. La poutre en T, les fermes métalliques apparaissent en 1803. Ces innovations ne se répandront que tardivement dans l’industrie continentale (Vierzon, halle des Forges, 1839). La construction de l’usine de chocolat à Noisiel, en 1871-1872, par l’architecte Jules Saulnier (à qui l’on doit également une magnifique usine pharmaceutique à Saint-Denis, détruite aujourd’hui) introduit un nouveau mode d’utilisation du métal: le mur en pan de fer à remplissage de briques. Le squelette de métal en losange, qui reprend le système du treillis couramment employée pour les ponts, sera utilisé pour les docks de Francfort-sur-le-Main en 1886; mais, d’une façon générale, on lui préférera une ossature orthogonale plus simple et plus économique (dans les usines construites par Chabat à Paris, par exemple). La brique, matériau industriel qui s’est imposé par sa commodité de mise en œuvre, trouve ici une nouvelle utilisation grâce aux effets de polychromie qu’elle permet à peu de frais. Bientôt, le réseau métallique s’élargit et le verre remplace la terre cuite permettant un très large éclairement des pignons des grandes halles (Paris, 1891, usine d’air comprimé du quai de la Gare).

C’est le Français F. Hennebique qui introduit le béton dans l’usine (filature Charles VI à Tourcoing, 1895; filature Barrois à Lille, 1896; minoterie de Swansea, Grande-Bretagne, 1897). En 1903, Albert Kahn construit la première usine américaine en béton et acier pour la jeune firme d’automobiles Packard. De part et d’autre de l’Atlantique, ces premières réalisations sont presque identiques: ossatures orthogonales permettant d’ouvrir de larges baies barlongues, et toit-terrasse couvrant des édifices à multiples étages: le shed peut disparaître.

Le Werkbund et l’esthétique de l’usine

La plasticité nouvelle du béton a doté l’usine de formes nouvelles qui ne prétendent pas à la monumentalité; l’apport du mouvement du Werkbund et de Peter Behrens, leader de l’architecture moderne en Allemagne, sera de considérer la construction industrielle comme un problème architectonique. En 1907, Behrens devient conseiller artistique du groupe A.E.G. et édifie en 1908 la halle de montage des turbines de l’usine de Berlin, puis la halle des grosses machines en 1912; en 1911, il a construit le complexe de l’usine à gaz de Francfort. La rigueur classique s’y marie à l’expressionnisme colossal dans une combinaison nouvelle du verre et du métal. Pendant les mêmes années (1911-1913), W. Gropius, collaborateur épisodique de Behrens, élève à Alfeld l’usine Fagus où les structures portantes s’allègent pour disparaître même aux angles du bâtiment; l’industrie produit ici «la construction la plus avancée de l’avant-guerre» (cf. H.-R. Hitchcock). Hans Poelzer véritable leader du mouvement expressionniste en architecture, donne à l’usine chimique de Luban (1911-1912) et au château d’eau de Posen (1910) des allures tragiques qui préfigurent les décors du cinéma des années vingt. Mais l’influence que ces ouvrages auraient pu avoir en Europe sera différée par la guerre et ne se fera sentir que vers 1925.

L’entre-deux-guerres: usine préfabriquée et usine d’architecte

Deux phénomènes contradictoires, mais en réalité complémentaires, apparaissent au lendemain de la guerre: l’entrée massive des architectes dans la construction des usines, et, parallèlement, le rôle nouveau de l’ingénieur en organisation. Avant même la paix de 1918, l’organisation scientifique du travail (l’O.S.T.), mise en place aux États-Unis, avait été présentée comme la solution à la reconstruction industrielle de la France dévastée; la chaîne de montage des usines Ford devient un véritable lieu de pèlerinage industriel et inspire la création, en Europe, d’unités de production immenses telle l’usine Fiat du Lingotto à Turin par l’ingénieur Mattei-Trucca (1919), qui établit une piste d’essai sur le gigantesque toit-terrasse de l’usine.

Parallèlement, la production de l’usine livrée clé en main se développe avec la firme Albert Kahn, qui détient 20 p. 100 de la production américaine des usines, et sa concurrente l’entreprise Austin; la société du béton Hennebique construit plus de vingt mille ouvrages dans le monde entier. Les entreprises françaises Eiffel, Pantz ou Sée livrent et montent des usines complètes et extensibles en charpentes métalliques vendues par éléments sur catalogue. Ces systèmes provoquent une véritable internationalisation de l’architecture des usines: dans le cadre de la Nouvelle Économie soviétique, Erich Mendelsohn travaille pour une filature à Leningrad, et Albert Kahn conçoit d’énormes complexes sur tout le territoire russe, ainsi qu’en Chine et au Japon.

En 1930, la création de la revue française Architecture d’aujourd’hui consacre la nouvelle dignité de l’usine: des numéros spéciaux lui sont dédiés, et des chroniques régulières signalent les réalisations notables. Pas un architecte alors qui n’ait construit son usine, et pas de branche industrielle qui ne fasse appel aux architectes (certains d’entre eux se spécialisent d’ailleurs dans une branche). Les fabriques de produits nouveaux et luxueux créent un genre neuf: l’usine urbaine «art déco», située dans des zones périurbaines en voie de développement à proximité des quartiers élégants: ce sont les ouvrages de Thomas Wallis autour de Londres (Firestone, 1928; Hoover, 1931-1932; Coty, 1933); à l’ouest de Paris, les parfums Coty, et les laboratoires Debat, par Barrot, spécialiste des usines de produits d’hygiène; ou encore les usines d’avions de Hennequin. Ces établissements «chics» développent sur la rue d’élégantes façades en béton ou en briques soigneusement appareillées, ornées de bas-reliefs ou de ferronneries, monumentalisées par une tour d’escalier en dalles de verre ou un portique d’entrée. Très semblables aux écoles, aux dispensaires ou aux bureaux de postes, les usines font plus que participer au décor urbain: elles créent la ville, la structurent, la scandent de leurs tours et propylées, lui offrent leurs espaces verts.

Ce schéma d’intégration urbaine se maintient jusque vers 1955. Puis la ville et l’usine divorcent, alors même que les nuisances de l’industrie tendent à disparaître. Le développement de l’habitat pavillonnaire, gros consommateur d’espace, chasse l’usine de la proche banlieue, et la confine dans le ghetto des zones industrielles: c’est le règne de l’usine boîte, de l’usine préfabriquée à portique métallique et bardage vertical, de l’usine dite «en blanc», c’est-à-dire sans programmation, de l’hôtel industriel et de l’usine relais, dont la «flexibilité» doit s’adapter au renouvellement accéléré de l’appareil productif ou à un changement de destination.

Une réaction se fait jour depuis 1980: les architectes tentent de reprendre pied dans le domaine de la construction industrielle, proposant des compromis entre le «sur-mesure» coûteux et la banalisation des espaces; des équipes se constituent, qui comptent, autour de l’architecte, un ingénieur en programmation, un technicien du bâtiment et un sociologue, pour concilier l’économie de la construction, les besoins de la production et les vœux des travailleurs.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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